Les murs noirs : Centre Adélaïde Perrin Lyon

Note de l’auteure

À la demande de M. Defranoux, Directeur, et du Conseil d’administration du Centre Adélaïde Perrin, j’ai rencontré et interviewé pendant plusieurs mois de l’année 2004¹ les résidentes les plus anciennes de cette institution.

Internées, parfois très jeunes, entre 1930 et 1965 dans ce qui était alors un « établissement de charité pour Jeunes Filles incurables » à la suite de l’intervention d’un parent, d’un tiers ou de services sociaux, elles n’en sont plus jamais parties.

Afin que leur histoire, liée au contexte d’une époque révolue, ne tombe pas dans l’oubli, elles ont accepté de me livrer leurs souvenirs de jeunesse. Elles l’ont fait avec beaucoup de sincérité, d’humour, et une grande pudeur – en manifestant une mémoire sans faille des dates et des noms qui ont jalonné leurs vies. Qu’elles en soient ici remerciées.

Pour rédiger cet ouvrage, j’ai compulsé nombre de documents : écrits relatifs à l’histoire du centre Adélaïde Perrin, anciens comptes rendus de Conseils d’administration, dossiers d’admission des résidentes, photographies, brochures relatant les évènements du début du siècle etc.

Ces documents étaient indispensables pour comprendre la démarche de mademoiselle Perrin, fondatrice de l’Établissement, dont le parcours peu commun sera retracé dans le deuxième chapitre de ce livre.

Cependant, l’essentiel reste la parole des résidentes, et c’est avant tout leur vérité que je voudrais transmettre ici. Ce n’est peut-être pas tout à fait celle de l’institution, ni celle des familles.

Mais ces femmes qu’on a oublié d’écouter pendant si longtemps ont passé presque toute leur vie dans l’établissement de la rue Jarente, elles y ont vécu, travaillé, ri, pleuré, prié… Grâce à elles, la maison possède une âme.

Leurs paroles sans fioritures, leurs souvenirs intacts, l’authenticité de leurs émotions rendent leurs témoignages précieux.

Si chaque résidente possède une vision très personnelle de sa vie au centre, toutes sans exception, en évoquant leur arrivée dans ces lieux, ont évoqué la terrible impression d’enfermement et de désolation éprouvée à la vue des murs noirs de l’établissement – d’où le titre de ce livre.

Sylvie Callet

¹ Pour diverses raisons, ce livre n’a pas pu voir le jour pendant plusieurs années mais il a toujours été question de le publier. C’est aujourd’hui chose faite.

Gravés dans la pierre

« À l’ombre de l’antique clocher d’Ainay, un monument d’une masse imposante s’élève dans le vaste quadrilatère que circonscrit au sud la rue des Remparts, à l’ouest la rue de l’Abbaye, à l’est la rue Adélaïde Perrin, au nord la rue de Jarente. Sur la rue de Jarente s’ouvre l’entrée principale de l’édifice. La porte est illustrée, dans sa frise supérieure de cette inscription : Établissement de charité, et au-dessous dans la courbe de l’archivolte : Fondé en 1819 par Adélaïde Perrin, pour les jeunes filles incurables… » 
Sainte-Marie Perrin, mars 19101

Maison Capelin acquise en 1827 pour les jeunes filles incurables

Lyon, le 3 janvier 1945

La lourde porte en bois s’entrouvre timidement pour laisser passer deux jeunes filles, deux sœurs âgées respectivement de 18 et 16 ans.

Avant d’entrer, elles ont aperçu ces quelques mots gravés dans la pierre : « jeunes filles incurables ». Elles ne connaissent pas le sens de l’adjectif, pourtant il les a fait frissonner.

La porte se referme, Alice et Paulette se retrouvent sous les voûtes d’un cloître obscur dont l’atmosphère silencieuse contraste avec l’agitation de la rue. Elles ignorent où elles se trouvent, ce qu’elles viennent faire ici, combien de temps elles y resteront.

L’aînée vient d’être renvoyée de la Providence, l’orphelinat de Tarare, pour cause de limite d’âge ; la cadette l’a suivie pour ne pas la laisser seule. On a décidé de les placer ici, dans cet endroit inconnu, loin de leur ville natale où elles étaient tentées de fuguer pour rejoindre leur mère.

Leur père est décédé en 1943, et sa veuve est trop pauvre pour subvenir aux besoins de ses filles, malgré l’aide des dames de France qui, une fois par jour, distribuent une assiette de soupe aux nécessiteux.

Paulette, la cadette, retient une forte envie de pleurer. Elle pense à sa pauvre maman, si seule dans sa maison de Tarare. Sûr qu’elle n’aurait pas voulu que ses enfants se retrouvent dans ce sinistre endroit !

En serrant contre elle son petit baluchon qui contient tout son bien, elle examine les lieux avec effroi : « Les murs étaient tellement noirs, j’ai cru que j’entrais dans une prison », se souvient-elle, 59 ans plus tard.

La longue silhouette noire qui balaye le parloir achève de l’affoler. Sur ses joues, les larmes coulent. Elles couleront tous les jours pendant un mois.

Pour calmer la jeune fille, les religieuses qui l’ont accueillie lui promettent qu’elle et sa sœur pourront partir dès qu’elles auront appris à bien travailler. L’adolescente se résigne bon gré mal gré, dans l’attente de cet heureux jour où elle ira retrouver sa mère – elle sait que celle-ci caresse le rêve de la marier.

Mais on en a décidé autrement. Les jeunes filles ignorent tout de la demande d’admission les concernant, envoyée quelques mois auparavant par une religieuse de la Providence à la Mère supérieure des incurables.

Motif invoqué : les deux sœurs présenteraient « une certaine instabilité… des troubles de caractère… nécessitant une admission dans un établissement spécialisé pour traitement et redressement ».

Une lettre qui scelle le destin d’Alice et de Paulette. Intention louable d’arracher les deux jeunes filles à une pauvreté certaine ? Abus de pouvoir ?

Toujours est-il que les adolescentes ne rentreront jamais chez elles. C’est désormais à l’écart du monde et des hommes, sous un unique carré de ciel, qu’elles devront vivre leur vie de femme.

À l’ombre des murs noirs.

Elles ignorent encore tout de l’histoire d’Adélaïde Perrin, la fondatrice de l’institution. Un jour, 123 ans plus tôt exactement, cette jeune femme fit un rêve…

2 Sainte-Marie Perrin, neveu d’Adélaïde Perrin et architecte, construisit la chapelle attenante à l’établissement des Incurables en 1898.

Portrait d’Adélaïde Perrin

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