Introduction
Depuis toujours, j’ai à cœur, en tant qu’écrivaine, de « traverser les murs » pour découvrir ce qui se trame de l’autre côté et mettre en lumière celles et ceux qu’on appelle parfois les invisibles. Ces personnes dont on parle peu, sinon pour les stigmatiser, qui ne sont pas invitées dans les médias et à l’encontre desquelles on nourrit parfois beaucoup de préjugés. J’essaie pour ma part de les regarder et de les écouter sans a priori. Et je découvre toujours des mondes beaucoup plus complexes qu’il n’y paraît.
Après les mineurs détenus en maison d’arrêt, les anciennes ouvrières des Établissements Lejaby ou encore les pensionnaires de l’établissement de charité pour jeunes filles incurables, à Lyon, je vous livre ici une palette de portraits d’adolescents, élèves de CAP électricité et chaudronnerie que j’ai côtoyés durant toute une année.
Ce sont tous des garçons. Chacun à sa façon m’a touchée, interpellée, agacée ou amusée parfois. Aucun ne m’a laissé indifférente. J’espère qu’à votre tour, vous prendrez plaisir à faire leur connaissance.
Extrait 1
En français, il a été invité à écrire son autoportrait. Son corps est souple, long, fin : une liane. Il a découvert l’adjectif « mince » en même temps que son orthographe. Il ne connaissait pas le terme crépu, pas plus que bouclé, brun ou frisé.
Les doigts crispés sur son crayon à papier, il s’appliquait à dessiner des ponts, des arcs, des échelles, des poteaux censés bâtir des lettres puis des mots qui pourraient le décrire, lui. Mais chaque caractère copié avec peine se désolidarisait du précédent et flottait entre les lignes, telle une goutte de non-sens perdue dans un océan d’incompréhension.
Dans son pays, ses parents étant séparés, il vivait avec son père et sa belle-mère. Aucun des deux ne s’était préoccupé de le faire scolariser. « Je n’avais pas le soutien de mon père pour aller à l’école », a-t-il confié, avec son accent qui roule les voyelles et râpe un peu les « s ». En Guinée, plus de 65 % de la population est analphabète, femmes et ruraux en tête.
Pour meubler ses journées, il jouait au foot. C’est comme ça qu’il a connu le nom de plusieurs pays du monde : grâce aux joueurs célèbres. Il était plutôt bon, au foot. En France, il n’a pas encore trouvé de club. L’entraînement lui manque. Il a peur de perdre ses réflexes.
Extrait 2
Ceux du CAP, Sylvie Callet, éditions du Poutan
Lui se meut comme un poisson dans l’eau dans cette jungle de câbles, prises, interrupteurs où, tels des nids de serpents exotiques, s’enchevêtrent des écheveaux de fils de cuivre bleus, marron, noirs, rouges, jaunes et verts, tous affectés à un rôle bien précis. Un monde où les conducteurs sont isolés, où les unités se nomment watt, volt, ampère, où les âmes sont massives ou souples.
Ici, il est à sa place, son entrain parle pour lui. Il déborde d’énergie, de compétence. Il rayonne d’acuité artisane, déplie avec brio son talent de faiseur et cela le grandit bien mieux que ne pourrait le faire une paire de talonnettes.
Apte à s’approprier un cahier des charges et monter un circuit électrique, accomplir des opérations mécaniques, dérouler et poser des conducteurs, câbler et raccorder des matériels, façonner et assembler des moulures ou encore scier, polir, ébavurer des tubes, prendre des mesures, élaborer un devis… il connaît la théorie aussi bien que la pratique. Et tout ce qu’il ne sait pas encore, il l’apprend facilement.
Bon prince, il vient en aide à ses camarades qui peinent à réaliser un montage correct sur leur platine et ne rechigne jamais à passer un coup de chiffon ou de balayette en fin de séance pour nettoyer l’atelier jonché de bouts de fils ou autres éclats de tubes, saturé de poussière.