Les mots derrière les murs : De la lecture, des mineurs..

Préambule

Vous êtes mineur. Vous êtes de sexe masculin. Vous êtes incarcéré en maison d’arrêt. Je vous accueille une fois par semaine dans une pièce qui fait office de bibliothèque. Vous restez seul avec moi.

Je vous demande de me lire un extrait d’un livre choisi par vous, puis de consulter les ouvrages mis à votre disposition. Nous essayons ensemble de cibler vos goûts, vos envies en matière de lecture.

Une vingtaine de minutes plus tard, vous regagnez votre cellule avec des livres, des bandes dessinées ou des revues que vous vous engagez à ramener lors de la séance suivante afin que nous en discutions ensemble. Un autre détenu prend votre place.

Je vous demande si je peux vous dire « tu ». Vous me répondez oui.

Tu as 17 ans.

Tu me dis que tu n’aimes pas les livres. Tu dépasses sans les regarder les étagères poussiéreuses qui s’incurvent sous le poids des bouquins. Tu ricanes devant les bacs emplis de bandes dessinées. Tu saisis une revue que tu reposes aussitôt. Tu jettes des regards apeurés devant la table où sont disposés les ouvrages aux couvertures les plus accrocheuses, aux titres les plus parlants.

À travers la vitre, tu adresses un signe rapide à un détenu logé en face, dans une des tours de la prison réservée aux majeurs. Au pied du bâtiment, une armée de pigeons obèses navigue sur une mer de détritus que les prisonniers ont jetés là par défi, par révolte, par habitude, parce que cela se fait… Le savent-ils vraiment, pourquoi ?

Et ce charnier bigarré sur lequel ripaillent les ramiers gloutons dont la vue te fascine semble faire écho au tumulte criard qui s’échappe des barreaux plantés aux fenêtres : bruits de voix, bruits de métal, bruits de télé, bruits de plaintes, bruits de vaisselle, bruits de clés, bruits de noms aboyés.

C’est toute la prison qui glapit et geint, c’est toute la prison qui gueule et dégueule à la face du monde son trop-plein de solitude, ras-le-bol, peur, haine, désir, attente. Mais comme la vague se brisant au rocher, le cri fusionnel issu du ventre de béton se heurte au vacarme quotidien des hommes libres. Alors l’espoir s’éteint, s’étale en silence sournois dans un mouchoir de ciel qu’aucun soleil n’atteint jamais.

Tu te retournes vers moi et consens enfin à m’écouter.

Tu me dis que tu aimerais bien trouver un livre écrit pour toi par des gens comme toi. Un livre qui parle de flics et de vrais mecs qui en ont, de mecs plus forts que les flics. De quartiers à feu et à sang. De voitures qui brûlent. De bandes sans merci. De débrouillards comme toi.

Un livre qui parle ta langue, celle des cités. Un livre qui dit « j’suis vénère, fils de pute, wallah t’es fou ou quoi, tu l’as pécho la meuf ? ». Un livre qui casse les putains de bourges et où c’est le méchant qui gagne. Un livre écrit comme un film américain.

Tu cherches dans le tas de bouquins avec moi, tu ne trouves pas. Tu choisis un ouvrage dont tu consens à me lire un extrait. C’est une autobiographie qui parle de la vie d’un enfant d’Algérie – un enfant qui doit être bien vieux aujourd’hui, s’il n’est déjà mort.

Tu te perds dans cet avant d’enfant écrit par un vieil adulte gonflé de vocabulaire. Tu peines à te retrouver dans le dédale des phrases. De temps à autre, tu acceptes que je te guide, que je t’explique avec les mots de tous les jours. Tu as du mal à déchiffrer les termes arabes imprimés en italique.

Tu lis dix, quinze lignes. Tu butes sur les mots difficiles et même sur les faciles. Tu ne fais aucune liaison. Tu souffles beaucoup. Tu t’acharnes. D’un coup, tu refermes le livre. Épuisé. Fier aussi, à ton corps défendant. Tu n’avais jamais lu de livre auparavant. Tu repars dans ta cellule avec un gros bouquin de foot illustré et une B.D. de Titeuf.

Tu as 14 ans.

Tu as les traits mobiles de qui n’a pas fini de grandir. L’enfance coule en toi comme un ruisseau de larmes. Tu dis avec un sourire timide que tu aimes les maths, les arts plastiques, la musique, l’histoire-géo, le ciné, les excursions et le foot. Plus tard tu seras mécanicien.

Tu as écopé d’une courte peine : un mois seulement. Tu murmures : « Heureusement ». Ton enthousiasme tremble. Tu choisis de lire un extrait de Bonnes vacances.

Tu as 17 ans.

Tu m’annonces de but en blanc que tu es là pour viol. Ta bouche pleine de morve me met au défi. Me guette, impassible. Ton attente a un goût acide. Entre espoir et détresse. Tu es prêt à me cracher dessus. Ta méfiance sue la peur.

Tu m’écoutes te répondre. Tu lèves un peu la garde. Tu ne veux rien regarder, rien lire, rien choisir. Tu n’aimes pas l’école. Ni le sport. Ni la cuisine. Tu n’aimes que la pêche. Et ta copine. Et le travail du bois.

Tu acceptes de feuilleter une revue de Géo avec des poissons en couverture. Tu me demandes de te commander un livre sur les aquariums. Lorsque tu le découvres, tu souris. À chaque séance, tu l’apportes puis le rapportes dans ta cellule.

Tu commentes les images, tu m’apprends les différentes techniques de pêche, tu m’indiques les bons coins de la région, les poissons qu’on peut consommer et ceux qu’il vaut mieux rejeter à l’eau, les dates d’ouverture et de fermeture de la pêche, le prix du permis.

Tu me dis que tu n’es pas jaloux, que tu comprendrais que ta copine sorte avec un autre pendant que tu es écroué, que tu l’y as même encouragée. Qu’elle n’a pas la permission de venir te voir. Que vous reprendrez après, quand tu seras dehors, si elle veut encore de toi. Qu’elle n’a pas à t’attendre. Toi ici, elle là-bas, ce n’est pas jouable.

Tu dis que tes poissons rouges sont tous morts parce que celui à qui tu les as confiés ne s’en est pas occupé correctement pendant ton absence, ce bâtard. Tu dis que bientôt tu auras 18 ans, que tu vas passer chez les majeurs, que tu vas te faire violer, que tu as la trouille. Tu es incollable sur l’entretien des aquariums.

Tu as 17 ans.

Bientôt 11 mois que tu es là. Tu kiffes les films comiques. Sur les étagères, tu cherches un livre qui parle de religion, de ta religion. Tu n’en trouves pas – il y en a un mais il est déjà pris. Tu repars avec un livre de cuisine aux illustrations gourmandes.

Tu cantines afin d’obtenir les ingrédients pour préparer des crêpes. Les œufs vendus au détail et la farine coûtent cher, beaucoup plus cher qu’à l’épicerie de ton quartier. Ta mère t’envoie de l’argent chaque mois. Il te faut attendre plus d’une semaine avant de recevoir ta commande.

Tu confectionnes les crêpes. Avec l’assentiment des surveillants, tu partages ton plat avec tes codétenus. On te félicite. La prochaine fois, tu essaieras la mousse au chocolat. Tu te débrouilleras pour remplacer le fouet manquant par le manche d’une cuillère. Pour les gâteaux, c’est mort. Tu n’as pas de four.

Tu as 17 ans.

Tu aimes le foot, les films américains et la série Lost, les disparus. Tu connais un seul livre, intitulé : S’il faut mourir. Tu trouves que lire, c’est trop long.

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