Vers la lumière : Sombres Enfances, Recueil Dora-Suarez Editions du Caïman
Amina contemple, hébétée, la jeune policière aux cheveux tirés en arrière qui la secoue avec douceur, comme pour éviter de la casser :
— Madame, ça ne sert à rien de rester là. L’alerte est lancée, nos équipes sont sur le pont. Rentrez chez vous maintenant, on vous préviendra dès qu’il y aura du nouveau. Je m’y engage personnellement.
Amina reste figée sur son banc. Le pont, quel pont ? Assis à sa droite, un ivrogne goguenard au nez fleuri grommelle des insanités dans sa barbe truffée de pellicules et autres débris non identifiés. À sa gauche, deux prostituées grelottantes dans leurs tenues légères jabotent comme si elles se trouvaient dans un salon de thé, attendant patiemment qu’on veuille bien recueillir leur plainte.
Amina ne les voit pas, ne les entend pas, ne les calcule pas. Seuls les rots aigrelets du poivrot, le parfum agressif des putains, l’odeur de lait frais et de légère transpiration de la fliquette, jusqu’au relent de viande froide provenant de la banque d’accueil où un agent maussade mange un sandwich, se fraient un chemin jusqu’à elle, accentuant la nausée qui a pris naissance dans sa gorge avant d’envahir l’entièreté de son corps et d’y former un bloc compact.
Ce soir, Amina fait bloc. Elle est bloc. Un bloc massif, écrasant, imperméable aux sentiments des vivants. Ce soir, la fatigue d’une vie de combats s’abat sur elle. Ce soir, l’inanité de l’existence la terrasse. Amina ne bougera pas d’un pouce. Le voudrait-elle qu’elle en serait incapable.
Ce soir, elle pèse mille tonnes.
La nuit est tombée. Derrière la porte vitrée du commissariat, un réverbère frissonne. Sa lumière pâle peine à embrasser les contours de la nuit.
L’institutrice de Soraya, choquée, est repartie après avoir livré son témoignage et salué Amina sans oser la regarder en face.
Après la classe, elle avait attendu devant le grand portail de l’école la mère de la petite, en retard comme à son habitude. « Je crois que son employeuse n’est pas facile », a murmuré l’enseignante aux policiers. À ses côtés, Soraya scrutait l’horizon, impatiente de voir arriver sa maman. Un jeune Black – c’est l’enseignante qui dit « Black », comme si l’anglicisme était moins cru, moins dépréciatif, moins raciste que Noir – un jeune Black un peu énervé a surgi de nulle part, un plan de la ville déplié à la main, et lui a demandé son chemin avec un fort accent africain. Le temps que la professeure se penche sur la carte, hésitant à dégainer son smartphone pourvu d’un GPS pour ne pas froisser son interlocuteur, traversée par la pensée qu’il s’agissait peut-être d’un fou furieux muni d’un poignard ou pire encore ; le temps qu’elle constate qu’elle était désormais seule à tenir le plan, la petite Soraya, une fillette sage et craintive aux cils soyeux, avait disparu. Soraya, un prénom dont l’institutrice avait appris le jour-même à ses élèves qu’il signifiait : beauté des étoiles.
Quelques secondes plus tard, se tenait devant elle une Amina Kourouma essoufflée, contrite, résignée à subir les foudres légitimes de l’enseignante pour récupérer sa fille.
Leur dépôt de plainte expédié en deux temps trois mouvements, les tapineuses sont congédiées sans aménité. Le poivrot a été conduit en cellule de dégrisement. Le planton à l’accueil est remplacé par un autre planton en tout point conforme au précédent. Derrière le miroir sans tain qui sépare les bureaux de l’espace ouvert au public, les bruits de voix, raclements de chaises, grincements de machines, cliquetis d’ordinateurs… se sont peu à peu émoussés.
Manon, la jeune policière, est revenue à la charge pour exhorter madame Kourouma à rentrer chez elle. Les yeux mi-clos, cette dernière semble ailleurs. Sensible à ses paupières bordées de rouge qui ne laissent filtrer aucune larme, Manon n’ose la tirer de sa torpeur. Quel âge peut-elle avoir ? Quelques années de plus qu’elle, tout au plus. Pourtant ses traits se fanent déjà, un pli amer court comme un petit ruisseau sombre le long de ses lèvres roses. Seule sa peau de caillou a conservé sa brillance polie, elle chatoie dans la semi-obscurité de la pièce tel un soleil noir ceint de copeaux d’ébène.
Lorsqu’Amina a débarqué dans le commissariat en compagnie de l’institutrice de sa fille, Manon a tout de suite pensé à une biche effarée. Elle a capté chez ses collègues quelques regards peu amènes en direction de l’Africaine ; elle a entendu le « Qu’est-ce qu’elle fout là, la Négresse ? » proféré par un officier aux allures de cow-boy. Elle a préféré faire la sourde oreille. Dans cet univers majoritairement masculin, Manon n’a pas trop intérêt à la ramener si elle ne veut pas que les foudres de la misogynie s’abattent aussi sur elle.
Elle disparaît derrière le miroir magique et revient discrètement avec un châle frangé dans les tons jade et or qu’elle pose avec délicatesse sur le corps de sa protégée. Pourvu que l’on retrouve son enfant saine et sauve !